Stone la culture est stone*

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Je me souviens (Un os et une femme)
Je me souviens de ma quatrième et dernière exposition en tant que curateur, c’était en 1998 dans des résidences secondaires, sur la plage, à la piscine municipale, dans les rues ou les vitrines de magasin d’une station balnéaire construite à l’échelle des Schtroumpfs, c’était à Deauville (France). Je me souviens de son titre : “Le temps libre : son imaginaire, son aménagement, ses trucs pour s’en sortir”. Je me souviens d’une pièce vidéo de Hsia-Fei Chang que je venais de voir aux Beaux-Arts de Bordeaux où elle était encore étudiante, une pièce vidéo retraçant les pérégrinations urbaines sans but d’une jeune femme élégante et oisive promenant Kiki dans les quartiers commerçants chics d’une ville de province. Kiki était en laisse, mais Kiki était un os. Je me souviens avoir installé cette pièce dans l'une des vitrines de Polo Ralph Lauren, en plein centre-village de Deauville, face à une petite place équipée d’arbres et de bancs où de nombreuses élégantes de la bourgeoisie estivante viennent promener leur caniche. Je me souviens avoir écrit deux ou trois choses comme “Pourquoi une telle concentration de maîtresses et de caniches dans un périmètre aussi restreint ? Le lien social passe-t-il encore par le règne animal ?” ou encore “Reste que la misère sexuelle et les manques constatés en matière d'affection peuvent conduire à des pratiques urbaines regrettables en regard de l'évolution récente des mœurs, notamment dans le domaine des relations hommes - femmes.” Je me souviens de “cette éloquente redéfinition du lien social — basée essentiellement sur une conception masculine de la relation à l'autre, une relation où la conscience passante transforme la maîtresse en objet de désir”. Je me souviens de cette vision “de l'animal de compagnie métamorphosé en os — c'est-à-dire en son propre objet de convoitise (je suis l'os que je désire)”. Je me souviens avoir été séduit par cette incarnation aussi drôle que distante d’une figure sociale de l’occupation du temps libre.

Parfum de Blues (Rire et chansons)
Aujourd’hui, Hsia-Fei Chang refait des sacs à main Longchamp, des escarpins, des téléviseurs ou des revolvers en peluche (préparer les enfants à devenir des usagers et non des inventeurs du monde de plus en plus jeune), fait de la gym en grosses pantoufles Mickey (ce qui finit par arriver dans un monde en peluche) pour garder la forme que la culture internationale nous impose, reprend à tue-tête des refrains de variété internationale ou régionale en nous laissant l’impression qu’elle est animée physiquement et émotionnellement par cette seule variété (je suis ce que j’écoute). Hsia-Fei Chang arrive à nous foutre le blues, à nous plonger — avec notre consentement — dans les images et les atmosphères qui transforment le monde en posters d’agences de voyages, en images de calendriers ou en ambiances sonores suintant la nostalgie ou l’ennui. Qu’elle se produise sur scène en jeune fille sage (look agence de voyages) ou en nana destroy et déjantée (j’ai une perruque pas possible et j’fais des mouvements dans tous les sens qu’ont rien à voir avec la chanson que je chante), qu’elle incarne ou explose les modèles qu’elle rejoue, qu’elle se trémousse sur scène dans une tenue de nana trop flashy ou trop exotique pour qu’on y croit, qu’elle chante en play-back (je fais illusion) ou en karaoké (l’appropriation contemporaine de l’émotion vendue et diffusée à des millions d’exemplaires), qu’elle nous le fasse dans des ambiances et des éclairages de boîte de nuit de villes de moins de 200 000 habitants ou sur des remakes bad taste de plateaux télé, Hsia-Fei Chang incarne avec une platitude, une distance et un sens du décalage assez trash toute une panoplie de représentations naïves et populaires de l’exotisme (la production occidentale), du bonheur (laissez-moi chanter) et de la femme papier glacé (celle que reproduit et diffuse l’industrie culturelle). Une esthétique de l’incarnation qui se joue de nos penchants pour le mauvais goût et des modes d’aménagement d’un temps libre que notre culture a bien du mal à occuper. Et quand rejouer notre misère émotionnelle et culturelle ne suffit plus pour créer une distance salutaire entre ces figures d’apparition conditionnées et nous, quand les modes de refoulement de l’ennui cèdent la place à la déprime, Hsia-Fei Chang prend la caméra, enfile la panoplie de la jeune femme fraîche et non-urbaine (genre Manon des sources), monte sur un rocher, se plante face à la mer et entonne d’une voix faiblarde et pathétique un “Ne pleure pas Jeannette” qu’on ne sait plus très bien comment prendre. Seul le plan fixe et le cadrage sur ses seules jambes face à la mer, parviennent encore à susciter une question : sautera, sautera pas ?

Bref, il y a dans le travail de Hsia-Fei Chang quelque chose de terrible, ce mélange triste et presque pourri — mais tellement proche de nous — d’amour pour la variété internationale ou régionale qui produit et module nos affects (sublime karaoké de “Laissez-moi chanter” au Palais de Tokyo) et de regard distant et drôle sur les figures et les postures ringardes que notre culture de masse produit avec un cynisme qui n’a d’égal que notre délectation à les consommer.

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Marseille, le 21 juin 2003

* Extrait d’ " A letter de soutien by Jean-Charles Massera for Hsia-Fei Chang"



“Hsia-Fei Chang can rid us of the blues, she can make us plunge – with our own consent – into images and atmospheres that change the world into travel-agency posters, into calendar pictures or sonorous moods which dissipate nostalgia and boredom. Whether she appears on stage dressed up as a good girl (with a travel-agent’s looks) or as a rebellious chick gone bananas (I wear an impossible wig and I keep moving in all directions, which has nothing to do with the song I’m singing), whether she chooses to embody or explode the models she enacts, whether she jiggles about on the stage dressed up as a lass that is too flashy or too exotic for us to take t in, whether she plays back (I only pretend to) or in karaoke (this is the contemporary appropriation of emotions sold and reproduced in millions of copies), whether she does this in a setting typical of a night club in a town counting less than 200000 inhabitants or on poor replicas of television studios, Hsia-Fei Chang embodies – in a way that is so matter-of-fact, so self-detached and so much conscious of discrepancies and ruptures (which is so trash..) – a whole plethora of naïve and popular representations of the exotic (a Western product), of happiness (laissez-moi chanter…), and of the cardboard woman (as conceived, reproduced and disseminated by the culture industry).”

Excerpt from "A letter de soutien by Jean-Charles Massera for Hsia-Fei Chang"

© Chang Hsia-Fei